A chaque fois que les cartes du pouvoir sont rebattues, on voit assez logiquement arriver au pouvoir des gens qui n'y étaient pas auparavant. Il est évident que c'est souvent un bon point, le renouvellement des élites est l'antidote naturel contre la tendance à l'oligarchie "républicaine". Cependant, l’accession aux responsabilités de nouveaux individus pose parfois quelques problèmes, qui sont fabuleusement bien illustrés dans l’actualité. Se pose en effet le problème des conjointes.
Ces conjointes si encombrantes
Oui, le mot « conjointes » a délibérément été laissé au féminin, car il est odieusement rare que le problème se pose en sens inverse. Si vous n’avez pas compris de quoi il est question, voici le petit résumé de ces « affaires » : le nouveau Président de la République, François Hollande, ainsi que le Ministre du Redressement Productif, Arnaud Montebourg, mais aussi le Ministre du Travail, Michel Sapin et le Ministre de l’Education, Vincent Peillon, ont l’immense tort d’avoir pour moitié une journaliste. Voici donc revenu à grands pas le spectre du Conflit d’Intérêt, bête noire du journaliste et du politique, et farouche cœur de la déontologie de ces professions.
Ces dames, respectivement Valérie Trierweiler, Audrey Pulvar, Valérie de Sennevile et Nathalie Bensahel, se sont vues dès l’institution de leur conjoint ennuyées par les grands déontologues de leur profession. Il s’agit ici d’une revendication qui, au fond, n’est pas totalement dénuée de pertinence : il est sans doute complexe, pour une journaliste politique, de remettre en cause avec entrain les actions de son Ministre ou Président de mari. Oui, la revendication est pertinente. Cependant, ces grands déontologues ont oublié de prendre en compte deux petits éléments.
Ces conjointes pas si bêtes
C’est dans ces situations que l’on peut juger de l’effet de millénaires de prédominance masculine sur la société, auxquels quelques petites décennies de féminisme ont bien du mal à s’opposer. Le postulat de base est que ces journalistes ne sont pas assez indépendantes. Incapables de s’opposer à leur époux. Incapables, donc, de penser par elles-mêmes. Il est évident que dit comme ça, cela semble déjà beaucoup moins pertinent. On peut raisonnablement penser que des journalistes professionnelles ont un minimum de bagage intellectuel. Que ces femmes, capables de s’imposer à des postes de responsabilité (Nathalie Bensahel est rédactrice en chef adjointe au service Notre époque du Nouvel Observateur) malgré le handicap que constitue chez elle l’absence de chromosome Y, sont sans doute assez différentes du stéréotype de la « ménagère de moins de 50 ans », de par sa définition reléguée aux tâches ménagères dans l’attente du retour de son mâle.
Ces journalistes, ces femmes, ne sont pas totalement stupides. Elles doivent déjà, au quotidien, exercer leur métier en mettant de côté leurs convictions personnelles, comme tout autre journaliste même célibataire. Croire que partager sa vie avec une autre personne met irrémédiablement en cause leur libre arbitre serait penser que l’amour rend effectivement stupide. Dans ces cas-là, il serait peut-être intéressant d’instaurer le célibat comme condition d’éligibilité de nos personnalités politiques.
Ces conjointes qui ne sont pas les seules
C’est un truisme que de dire ça, mais tout journaliste, indépendamment de son sexe, son âge, son statut marital, sa catégorie socio-professionnelle ou sa pointure de chaussure, est un être humain. Avec ses opinions, ses idées propres. Mais aussi avec une certaine conscience professionnelle. Car sans elle, comment feraient tous ces journalistes qui, sans être pour autant en couple, entretiennent des relations cordiales, voire amicales avec certains hommes politiques ? Passer toute sa carrière à suivre l’actualité politique vous oblige à créer des liens avec vos sujets. Dans cette configuration, comment pouvoir sérieusement tenir rigueur à ces femmes de leur statut marital ?
La France compte un certain nombre de journaux partisans. Il est évident que l’Express, le Figaro et Libération ne sont pas orientés de la même façon. Il est évident que leur ligne éditoriale penche d’un côté ou de l’autre de l’échiquier idéologique, sans pour autant être soumise à un parti quelconque. C’est justement parce que tout le monde le sait que cette ligne éditoriale partisane, même nuancée par certaines règles de déontologie journalistique, est acceptable. La pluralité des sources d’information, et la publicité faite aux limites de ces sources, permet au lecteur de porter un jugement critique sur les opinions exprimées. Il est beaucoup plus sournois, au final, ce journaliste qui fricote avec les politiques sans qu’on le sache.
Ces conjointes qui devraient pouvoir continuer à exercer leur métier, et seulement leur métier
Beaucoup plus préoccupante est la situation qui a explosé ce matin. Valérie Trierweiler a, au travers de son compte Twitter, apporté son soutien à Olivier Falorni, adversaire de Ségolène Royal aux élections législatives, pourtant soutenue par François Hollande. Défendre le droit de ces journalistes à continuer leur métier ne doit pas pour autant les soutenir dans toutes leurs actions.
Un journaliste n’a pas à apporter son soutien à une personnalité quelconque. Un journaliste, lié avec le Président de la République, se doit de porter la plus grande attention à ses prises de position. Il est dans la fonction des personnalités politiques que d’apporter ou pas un soutien. Un journaliste, lui, n’a pas à prendre parti pour une personne. Il peut prendre parti pour des idées, c’est la fonction des éditoriaux. Il peut aussi faire son métier objectivement, et rapporter une analyse de faits. Mais un journaliste, encore plus un journaliste lié au pouvoir, ne doit pas s’insérer dans le jeu politique comme en étant un des acteurs.
C’est ici une faute qu’a commise Valérie Trierweiler. Cette faute ramène encore une fois ce débat des conjoints. Madame Trierweiler n’a pas été élue, ni nommée. Elle est arrivée à cette situation par « hasard ». Elle n’est pas une personnalité politique. A-t-elle à agir sur ce jeu politique ? Il est probable que non. Cette faute doit-elle pour autant rejaillir sur toutes ces autres journalistes qui continuent à bien faire leur travail ? Non. L’erreur d’une femme ne peut jeter le discrédit sur toute une profession. Elle doit juste inciter l’opinion, et les organes déontologiques d’une profession, à porter une attention toute particulière aux potentielles fautes pouvant survenir. Peut-être surviendront-elles, et des mesures pourraient être alors prises. Mais peut-être ne surviendront-elles pas, et c’est là toute l’essence du débat.
La sanction professionnelle dont certaines journalistes sont victimes est une présomption de culpabilité. Même sans entrer dans le débat juridique, considérer une personne comme coupable d’office, dans ces circonstances, est fortement discutable, alors même que d’autres conflits d’intérêt, entre la sphère publique et la sphère des affaires, prolifèrent en toute impunité.